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L’Internet des classes populaires : logiques propres et pratiques spécifiques

Que se passe-t-il quand un outil qui a été élaboré et d’abord utilisé par les classes moyennes et supérieures diplômées est approprié par des individus qu’on a souvent décrits comme les exclus de la révolution numérique ?

C’est la question que pose ce dossier de la revue Réseaux coordonné par Dominique Pasquier.

« Il y a de nombreux travaux sur Internet, mais ils s’intéressent d’abord aux usages avancés des plus diplômés. Il y a de nombreux travaux sur les classes populaires, mais ils prêtent une attention marginale à la pénétration des nouvelles technologies dans les populations qu’ils étudient. Pourtant, depuis une dizaine d’années, les inégalités sociales d’accès à Internet se sont largement résorbées. En France, entre 2006 et 2015, la proportion d’employés ayant une connexion Internet à domicile est passée de 51 à 88 %, celle des ouvriers de 38 à 83 % (rapport CREDOC 2015). Ces populations peu ou pas diplômées ont-elles les mêmes utilisations de l’outil que les jeunes urbains très qualifiés sur lesquels se sont penchées jusqu’ici la plupart des recherches ?

Rien n’est moins certain. Internet est un outil très polyvalent qui donne accès à des dispositifs socio techniques dotés d’une grande plasticité. Les usages en ligne de ces nouveaux venus sur le web ne doivent pas se mesurer à l’aune des pratiques innovantes d’internautes plus anciens. Ils font sens par rapport à un éthos social et des conditions de vie particulières. Internet ne fait pas partie de leur univers professionnel et ils s’y sont formés de façon autodidacte, avec plus ou moins de difficultés. Il peut être à la fois un puissant instrument d’ouverture sur le monde et d’entrée dans la société de connaissance et constituer une menace en bouleversant certains modes de vie. L’outil est là comme une opportunité à saisir et comme un risque à courir. »

Dominique Pasquier revient, dans l’introduction, sur l’abondante littérature consacrée aux inégalités d’accès et aux inégalités d’usage : trop souvent faite « à partir d’une vision du « haut » de l’échelle sociale, avec une analyse en termes de manques et de déficit quand il s’agit de traiter des usages dans les milieux populaires … Il y a en réalité fort à parier que ces publics « oubliés » du numérique ont leur manière propre de s’en emparer ». S’appuyant sur les travaux de Richard Hoggart (« La culture du pauvre »), il rappelle que « l’appropriation de la culture et de la communication ne peut « être dissociée des conditions sociales où elle s’accomplit et par là de l’ethos qui caractérise en propre un groupe social. C’est sur cette toile de fond qu’il faut essayer de comprendre l’appropriation d’internet dans les milieux populaires »

Bénédicte Havard Duclos rend compte d’une recherche sur les usages numériques des assistantes maternelles. Elle observe une grande diversité d’usages, qu’il s’agisse d’échanger avec d’autres assistantes maternelles sur des blogs pour s’enquérir des conditions de travail et des réglementations de la PMI, d’apprendre sur des tutoriels à réaliser de nouvelles activités avec les enfants, ou de discuter entre assistantes maternelles des normes éducatives. Les sites dédiés contribuent à briser l’isolement du travail à domicile et soudent la communauté en permettant à ces femmes salariées subalternes de tenir un discours public sur leur groupe professionnel et ses évolutions.

Christine Seux se penche sur les recherches sur la santé des enfants menées par de jeunes parents normands de différents milieux sociaux : elle observe des différences liées au niveau de diplôme et aux profils sociaux dans le recours aux sources informationnelles possibles (professionnels de santé, médias traditionnels, internet). « Les parents du groupe « populaire » sont particulièrement nombreux à ne pas chercher d’informations en ligne (et ils se montrent très réticents à consulter les forums sur des questions de santé). En revanche, ils puisent plus que les autres des conseils pour les soins auprès de leurs propres parents, et surtout de leur mère ».

Le travail de Faustine Régnier porte sur les dispositifs digitaux de contrôle de l’alimentation et met en évidence une forte réticence des individus de milieu populaire à l’utilisation de ces technologies d’autoquantification. Elle formule l’hypothèse « qu’il existe une relation entre ce phénomène et le fait que les membres des catégories sociales modestes trouvent dans l’alimentation un « espace de liberté » important dans un contexte de précarisation des conditions de vie ».

Irène Bastard en donne un autre exemple avec le problème d’affichage public du réseau d’amis sur Facebook. Son enquête auprès de lycéens d’origine populaire et immigrée dans un établissement de Seine-Saint-Denis montre « que leurs premiers pas sur le réseau ont souvent été encadrés par les aînés des fratries : ce sont eux et non les parents qui ont fixé des règles et expliqué les usages. Se créer un compte sur Facebook apparaît donc comme une prise d’autonomie par rapport à l’autorité parentale. Les lycéens étudiés refusent de prendre en « ami » des inconnus. En même temps, l’inscription de nouvelles personnes est un moyen d’élargir l’horizon de leur cercle social, souvent jugé étroit ».

Margot Déage, pour sa part, s’intéresse aux  usages de Snapchat par des jeunes dans des établissements ayant un recrutement social varié: elle montre « qu’ils ont détourné le caractère bilatéral et éphémère des échanges que propose le dispositif en organisant un système de publicité qui permet d’ouvrir le réseau à de nouveaux contacts pour des mises en scène de soi ».

Mohamed Sakho Jimbira et Hadj Bangali Cissé ont enquêté au Sénégal auprès de trois groupes différents appartenant aux classes populaires : des domestiques, des marchands ambulants et des marabouts (qui sont les seuls à ne pas être analphabètes). « Tous ces individus ont basculé sur une utilisation quasi exclusive de WhatsApp sur leur téléphone en utilisant des recharges de connexion mobile. La gratuité de l’échange leur permet de rester en contact quotidien avec les membres de leur famille qui ne vivent pas à Dakar, de régler certains problèmes de stock pour les marchands de rue et de suivre des groupes religieux pour les marabouts ».

Bruno Vétel évoque une sorte de « lutte des classes » dans le jeu vidéo « avec des joueurs pauvres qui s’attellent à des tâches répétitives dans le jeu pour augmenter la puissance de leurs personnages et les revendre à des joueurs plus riches qui ont moins de temps à consacrer au jeu ».

Les recherches présentées dans ce dossier montrent ainsi que l’Internet des moins dotés n’est pas un Internet au rabais : il répond à des logiques propres, résout des problèmes particuliers, engendre des pratiques spécifiques.

Sommaire

  • Dominique Pasquier : Classes populaires en ligne : des « oubliés » de la recherche ?
  • Bénédicte Havard Duclos : L’Internet des assistantes maternelles : Un outil pour faire vivre le métier
  • Christine Seux : Les disparités sociales des usages d’internet en santé ; Effets combinés des socialisations familiales et des sources informationnelles
  • Faustine Régnier : « Goût de liberté » et self-quantification : Perceptions et appropriations des technologies de self-tracking dans les milieux modestes
  • Irène Bastard : Quand un réseau confirme une place sociale ; L’usage de Facebook par des adolescents de milieu populaire
  • Margot Déage : S’exposer sur un réseau fantôme ; Snapchat et la réputation des collégiens en milieu populaire
  • Mohamed Sakho Jimbira, Hadj Bangali Cissé : L’usage d’internet dans les classes populaires sénégalaises. Le cas de marabouts, marchands ambulants et femmes de ménage
  • Bruno Vétel : Les travailleurs pauvres du jeu vidéo

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