
Les professionnels de l’action sociale bousculés par le numérique
Les professionnels de l’Action sociale se trouvent en première ligne face aux quelque cinq millions de Français identifiés par Emmaüs Connect comme étant à la fois en situation d’exclusion numérique et sociale.
Bien que l’informatique et le numérique soient entrés dans leurs pratiques professionnelles depuis une dizaine d’années, les travailleurs sociaux l’Action sociale sont bien souvent les premiers acteurs face aux difficultés des usagers engendrées par la dématérialisation des services publics.
Un regroupement d’ associations (parmi lesquels l’Association pour le droit à l’initiative économique, Familles Rurales, Fondation SFR, la FNARS), l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme, Emmaüs France, FING, CnNum, Syntec numérique, Uniopss, Secours catholique) s’alarmait, il y a un an, dans une tribune que la numérisation ne constitue un facteur d’exclusion supplémentaire « pour ceux qui cumulent précarité sociale et numérique… Parce qu’en 2016 la dématérialisation des services publics fait d’Internet un passage obligé pour accéder à ses droits et à sa citoyenneté, ces publics en difficulté affluent déjà vers les guichets d’aide sociale. Ils viennent chercher de l’aide pour s’inscrire aux services de la protection sociale ou pour actualiser leurs droits. Les effectifs étant insuffisants pour traiter ces demandes croissantes d’accompagnement, ils sont redirigés vers les associations de solidarité et auprès des professionnels de l’accompagnement social ».
Les métiers de l’action sociale fortement sollicités pour accompagner les publics défavorisés dans les démarches administratives
Afin de mieux comprendre la place du numérique dans les pratiques professionnelles des intervenants sociaux, l’association Emmaüs Connect a interrogé en 2016 93 professionnels de l’Action sociale individuellement ou lors de focus groupe.
Il ressort de l’étude que le numérique est bien entré dans les métiers de l’Action sociale, même si des écarts subsistent selon les différents champs d’accompagnement investigués (budget, accès aux droits, insertion socio-professionnelle, logement, hébergement d’urgence, et accueil ponctuel).
- 75 % des professionnels affirment faire les démarches numériques « à la place de » l’usager
- 95 % déclarent que l’accès au numérique se fait très fréquemment par un accompagnement de l’usager.
- 83 % des intervenants sociaux interrogés jugent le numérique indispensable dans leur pratique professionnelle, et 58 % le jugent indispensable dans le parcours d’un usager.
La problématique numérique demeure cependant « le parent pauvre des politiques d’établissements au sein de l’Action sociale ».
- Moins de 10 % des intervenants sociaux interrogés déclarent ainsi avoir reçu une formation au numérique dans le cadre professionnel ou au cours de leur formation initiale.
- Seuls 30 % des intervenants sociaux sont en capacité de diriger un usager ayant des lacunes numériques vers un acteur proposant une formation adaptée.
- Moins de 20 % des structures ont une procédure systématique de détection des difficultés numériques des usagers
Les travailleurs sociaux de terrain, tout comme les directions, subissent la dématérialisation et sont peu outillés pour anticiper sereinement la probable transformation de leur métier induite par le développement du numérique.
Le numérique appelle de nouvelles pratiques managériales dans le domaine du travail social
Le Congrès annuel de l’Association nationale des cadres communaux de l’action sociale (ANCCAS) portait cette année sur l’impact du numérique sur les pratiques des travailleurs sociaux. Autour du thème « Action sociale 3.0, connexion des services ou au service des connexions ? », 200 responsables de l’action sociale venus de toute la France ont entrepris pendant deux jours de partager leurs réflexions face à la transformation numérique du travail social.
Le recours au tout numérique percute de plein fouet l’organisation des services sociaux. « Le fonctionnement de nos organisations est fortement impacté », explique Denis Guihomat, président de l’ANCCAS, dans un entretien dans la Gazette des Communes. « Le numérique devient le centre de notre action. Il y a bien sûr les procédures, mais il y a aussi toutes les questions liées à l’archivage et à la conservation des données personnelles. Cela met certains agents en difficulté car ils n’ont pas été formés pour cela. D’autant que le problème avec le numérique c’est que cela ne s’arrête jamais et qu’une évolution en cache une autre ».
L’irruption du numérique dans le travail social appelle, en outre, une montée en compétences qui s’accompagne d’une revalorisation des fonctions. « Aujourd’hui, quand un catégorie C part à la retraite, on recrute un catégorie B. Cela ne concerne donc pas les mêmes personnes. En revanche, il est vrai qu’on ne crée pas forcément de nouveaux postes alors que les besoins évoluent. L’objectif reste souvent d’accomplir le même service avec moins de personnes ».
Le numérique redéfinit, en outre, le rôle des managers de l’action sociale. « Il faut reconnaître que nous avons nous-mêmes des problèmes de compétence. Nous n’avons pas été formés pour cela. Il faut donc que dans nos équipes nous recrutions du personnel qui va pouvoir nous aider. Comme tout phénomène de changement, il entraîne aussi des problématiques de bien-être au travail avec une fracture entre ceux qui sont à l’aise, ceux qui ont du mal et ceux qui y sont réfractaires. (…) Nous devons véhiculer un message clair : on ne reviendra pas au tampon encreur ! Alors il faut y aller. Les CCAS et plus globalement le secteur social ne traîneront pas les pieds face au numérique ».
Le numérique au service du travail social : le cas du services “MesAides”
Dans un article très stimulant, Matti Schneider, l’un des concepteurs du simulateur en ligne de prestations sociales Mes-Aides.gouv.fr, s’interroge sur la manière dont le numérique pourrait appuyer et soutenir le travail social ».
Le numérique « peut être un obstacle supplémentaire dans l’accès au droit, voire dans l’intégration sociale, quand il expose la complexité du système sous-jacent en demandant au public d’en devenir expert… il peut tout aussi bien être un levier facilitant l’autonomie quand il vient à l’inverse absorber la complexité administrative ». Matti Schneider revient, en détail, sur les choix qui ont guidé la conception et le développement de l’application mes-aides.gouv.fr.
Alors qu’il est de plus en plus difficile de s’y retrouver parmi toutes les prestations sociales et que certains renoncent même à leurs droits, cette application a été conçue pour permettre aux éventuels bénéficiaires de se faire connaître pour toucher ce à quoi ils ont droit.
Selon Matti Schneider, « traditionnellement, la lutte contre ce non-recours consiste à communiquer sur les dispositifs et à demander aux assistants de service social de se former aux nouvelles réglementations. Bien évidemment, la multiplication des critères mène au besoin d’enregistrer un nombre croissant d’informations sur les bénéficiaires. On crée donc des dossiers personnels dématérialisés… et l’agent finit par passer son temps d’échange à remplir ce modèle abstrait de la personne qui lui fait face pour avoir toutes les informations qui lui permettront ensuite de remplir des formulaires de demande ». Inversement, l’approche retenue pour Mes Aides a été de se focaliser non pas sur la promotion des nouvelles aides, mais de réduire fondamentalement l’effort d’évaluation des droits aux aides sociales, et ce, en un minimum de temps.
Matti Schneider revient ensuite, en détail, sur les critères retenus pour mesurer et évaluer l’impact de l’application MesAides.
- mesure du temps passé par rapport au nombre d’aides évaluées (plus de la moitié des usagers évaluent leurs droits en moins de 7 minutes, et 97 % en moins de 30
- fiabilité des résultats calculés (évaluée par des tests automatisés qui comparent les résultats d’une simulation avec les aides réellement obtenues après instruction).
« Ces éléments, ainsi que le nombre toujours croissant d’utilisateurs en l’absence de communication, semblent montrer que MesAides remplit effectivement sa mission de réduire l’effort d’évaluation des droits aux aides sociales … Pour autant, l’usage ne peut suffire à prouver un impact ». C’est pourquoi une étude précise de l’impact de Mes Aides sur le non-recours, basée sur 20 000 demandeurs d’emploi a été menée par un organisme de recherche indépendant, en partenariat avec Pôle Emploi et la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS).
De la détection des fraudes à la détection des situations de non-recours aux droits …
Les acteurs de la sphère sociale recourent de plus en plus fréquemment au croisement et à l’analyse de données pour détecter les fraudes.
Dans quelle mesure les algorithmes conçus pour détecter les fraudes pourraient-ils conçus pour permettre également de détecter les personnes éligibles a certains droits mais qui n’y recourent pas ?
Nombreux sont, en effet, les citoyens qui renoncent à toucher les prestations d’assistance qui leur sont pourtant destinées. Selon une enquête de la Dares, le service des études du ministère du travail, le non-recours au RSA-socle atteint 35 % et 68 % pour le RSA-activité. Certains sont mal informés, d’autres se découragent à l’idée de remplir d’épais dossiers aux guichets de l’aide sociale, mais plus d’un quart d’entre eux disent ne pas avoir envie « de dépendre de l’aide sociale, de devoir quelque chose à l’État ».
Dans une étude consacrée à l’utilisation des outils de « fouille de données » (data mining) dans les Caisses d’allocations familiales (CAF), Marie-Pierre Hamel, chargée de mission au Commissariat général à la stratégie et à la prospective observe que ces outils ne sont pas utilisés « pour détecter également les situations de non-recours aux droits, ce à quoi ils se prêteraient pourtant très bien ». La mise en œuvre de répertoires des fraudeurs dans les différents organismes de protection sociale, à partir des données de logiciels de gestion des contentieux, offre, selon Marie-Pierre Hamel « un autre exemple d’outil de traitement des fraudes dont l’utilisation pourrait être étendue pour faciliter l’accès aux aides ».
Certes, conclut l’auteur, « en temps de restrictions de crédits, les institutions peuvent … être réservées quant à l’afflux de nouveaux allocataires. Toutefois, (…) si l’on détecte mieux les fraudes et les indus, des économies peuvent être réinvesties dans l’octroi de droits. Sur le fond, la non-affectation des aides annihile leur raison d’être, qui est de répondre à des problèmes sociaux (la pauvreté, le chômage) ».
Le travail social à l’épreuve du numérique" : sommaire du numéro 264 de la Revue française de service social (RFSS)
Joran Le Gall : Éditorial : L’informatique au service du social ?
L’informatique en travail social, état des lieux et enjeux
- Thibault Jouannic : Incursion dans le monde du développement logiciel
- Entretien avec Adrienne Charmet, coordinatrice des campagnes à La Quadrature du Net
- Didier Dubasque : Quand le numérique prend possession de nos vies
La dématérialisation des administrations : des nouvelles conditions pour l’accès aux droits ?
- Pierre Mazet : Conditionnalités implicites et productions d’inégalités : les coûts cachés de la dématérialisation administrative
- Équipe de Reconnect : Reconnect, le numérique au service de l’autonomie des précaires
- Matti Schneider : Les conditions d’adoption du numérique dans le service social
- Vincent Meyer, Audrey Bonjour, Élise Daragon : L’assistant digital social et le socionaute
L’informatique vue par les professionnels
- Patrick Milhe Poutingon : S’impliquer plutôt que subir, le travail social à l’épreuve du numérique versus le numérique à l’épreuve du travail social
- Olga : Chemins d’une pensée en pays informatique
- Joëlle Arneodo, Mathilde Legrand : Le dossier social à l’@ir du numérique, l’expérience d’un café social
- Véronique Cornu : En travail social, l’éthique devrait être un TOC
- Muriel Bombardi, Keltoum Brahna : Quand informatisation rime avec réification
Sources
Emmaus Connect :Le numérique au sein de l’Action sociale dans un contexte de dématérialisation
La Gazette des Communes : « Le secteur social ne traînera pas les pieds face au numérique »
« Les pratiques numériques ont envahi le quotidien des travailleurs sociaux »
Matti Schneider : Les conditions d’adoption du numérique dans le service Social
Voir aussi
Création de WeTechCare pour l’inclusion numérique
Forte croissance des usages numériques dans le monde associatif
L’impact de la dématérialisation des services publics à Nanterre
Baromètre du numérique : des inégalités perdurent face aux services publics dématérialisés
« Facilitation numérique » à Paris : de l’expérimentation au déploiement