
Jacques-François Marchandise : « Il faut penser le concept de numérique souhaitable »

Jacques-François Marchandise
Délégué Général de La Fing
Jacques-François Marchandise est délégué général de la FING. Il présente au cours de cet entretien les enjeux autour du lien entre numérique et pouvoir d’agir, sujet qu’explore le projet ANR Capacity coordonné par la FING.
Pouvez-vous nous présenter la FING ?
C’est une association qui existe depuis une quinzaine d’années, qui travaille sur les transformations numériques, de façon à ce qu’on anticipe ce que le numérique change dans la société, l’économie, le territoire, la politique… C’est une équipe d’une quinzaine de personnes qui choisit ses sujets en fonction de questions émergentes, questions qui font levier dans la société.
Vous portez le projet de recherche ANR Capacity. Quelles questions allez vous poser?
Capacity est un projet qui est financé par l’ANR, qui a commencé fin 2014-2015 et qui va se terminer fin 2017-début 2018.
Une des questions centrales pour nous à la Fing, c’est de savoir si le numérique donne de la capacité au plus grand nombre. On a voulu, après plusieurs années de travaux thématiques, poser cette question avec des chercheurs, donc avec des équipes de Rennes 2 et de Télécom Bretagne, de façon à aller creuser le potentiel du numérique en tant que, par exemple, ascenseur social, transformateur permettant de dépasser les disparités éducatives, financières, et puis aussi dans les potentiels d’innovation des amateurs. C’est un projet qui fait de l’ethnographie, des entretiens, des observations sur le long terme, du traitement de données. Et une grande enquête pour laquelle on a souhaité s’associer à l’Agence du Numérique.
Pourquoi avoir choisi l’Université Rennes 2 et Télécom Bretagne comme partenaires de ce projet?
A Rennes 2, il y a des équipes qui sont parmi les équipes les plus avancées en France en matière de travaux sur l’inclusion numérique et sur l’apprentissage, des chercheurs en science de l’éducation et aussi issus d’une approche du travail social, de l’inclusion au fil des années, donc parmi les plus pertinents sur ces questions-là. A Télécom Bretagne, il y a tout un ensemble de travaux dans les équipes d’économie et sciences sociales qui sont des travaux autour des communautés en ligne, des pratiques amateures, et en plus Télécom Bretagne anime un groupement d’intérêt scientifique, Marsouin, avec Rennes II et quelques autres, qui est un exemple extrêmement rare de décloisonnement interdisciplinaire, en lien avec des problématiques très ouvertes, financées par la région Bretagne.
Ce que ça produit, Capacity, c’est à la fois un processus d’enquête, de travail de chercheurs : il a fallu installer des méthodologies de recherches, qualifier un ensemble des terrains dans toute la France, dans une approche très qualitative; et en plus, il a fallu se poser une question d’enquête quantitative, en liant très fortement les deux.
Donc Capacity produit un cadre théorique, puis un ensemble de recommandations opérationnelles pour des acteurs publics, territoriaux, des fédérations associatives ou d’autres, qui ont des intentions en la matière, et pensent que ce qu’on peut attendre du numérique, c’est de donner des capacités.
Il existe d’autres enquêtes en France sur les usages, les compétences numériques, et l’impact du numérique sur la société. En quoi l’enquête de Capacity apporte-t-elle des éléments nouveau? Posez-vous de nouvelles questions ou est-ce une méthode d’analyse différente?
On a l’habitude des enquêtes qui regardent, en gros, le taux de pénétration du numérique, et qui sont très souvent dans des logiques de consommation du numérique, des logiques de marché. Capacity adopte une autre logique, axée sur le développement humain et qui consiste à aborder l’apport du numérique à nos cheminements personnels et explorer le potentiel de ces outils dans nos pratiques quotidiennes, nos échanges avec les pairs, la construction de soi, nos transitions professionnelles…
Il y a des complémentarités des logiques d’enquête dans le numérique. C’est-à-dire que l’on a besoin de travaux longitudinaux sur pas mal d’années, comme ceux du Crédoc ou ceux sur les pratiques culturelles des Français du Ministère de la Culture, parce qu’il produise des séries de données sur des années, voire des décennies. Notre position avec Capacity est de proposer des façons nouvelles de poser ces questions, à partir de la notion de pouvoir d’agir, l' »empowerment », qui nous paraissent des termes pertinents. Nous voulons approfondir le concept d’un numérique souhaitable, capable d’outiller la société.
Capacity s’intéresse aux modes de socialisation des technologies. Par exemple, il y a quelques années personne ne parlait de « culture de la donnée ». Aujourd’hui elle est importante pour les citoyens, au sein des organisations. Notre équipe étudie donc la culture de la donnée ; elle n’est pas encore mesurable par la statistique, mais probablement de plus en plus au fil des années. Je ne doute pas que beaucoup de gens vont être bientôt capable de définir un algorithme. En étant de plus en plus confrontés à des capteurs dans l’espace public, à des interlocuteurs mus par l’intelligence artificielle, les personnes se font une opinion. Notre conviction est la suivante : plus il y a d’avancées technologiques, plus la question qui se pose n’est pas celle de la technologie, mais celle de la socialisation, de son appropriation, et de savoir si nous allons subir la technologie, ou si nous parviendrons à en faire quelque chose pour nous-mêmes, et pour la société.
Cette enquête a-t-elle vocation à s’installer dans la durée? Quels sont les sujets qui vont évoluer?
On a choisi, avec Marsouin, d’insérer le projet Capacity dans le WIP [World Internet Project] et donc d’intégrer les descripteurs du WIP à notre enquête, notamment dans la perspective de comparer nos travaux et nos réflexions avec des interlocuteurs internationaux. Les enquêtes WIP ont vocation à être publiées de manière régulière et sur le long terme. Ce partenariat permet d’observer les évolutions avec plus de recul.
La dématérialisation, les capacités de fabrication numérique, l’impact des réseaux sociaux sur les capacités d’expression démocratique, de mise en relation pour l’accès à l’emploi,…toutes ces questions vont évoluer ces prochaines années. Il faudra que nos enquêtes parviennent à saisir les changements.